CHAPITRE XII

Le rêve que je suis en train de faire, je l’ai déjà fait. Un rêve qui semble durer éternellement. La scène se passe dans l’éternité, du moins dans l’idée que je me fais d’un tel endroit.

Je me trouve dans une vaste plaine verdoyante, délimitée, au loin, par les douces pentes de quelques collines. Il fait nuit, mais le ciel est pourtant très éclairé. Pas de soleil, mais une centaine d’étoiles bleues brillent au firmament, formant une longue nébuleuse, comme une rivière étincelante. L’endroit m’est familier, l’air chaud saturé de parfums sucrés. A des kilomètres de là, une foule de gens embarquent dans un vaisseau – un énorme engin spatial, dont les parois sont du plus beau violet. Du vaisseau émane une radiance divine, dont l’intensité est presque aveuglante. Je sais que ce vaisseau va partir, et que je devrais embarquer moi aussi. Pourtant, il n’est pas question que je parte avant d’avoir achevé mon entretien avec Krishna, mon dieu bien-aimé.

Il se tient à mes côtés au milieu de la vaste plaine, sa flûte en or dans la main droite, une fleur de lotus rouge dans l’autre. Nous portons tous deux de longues toges bleues, et il a autour du cou une magnifique pierre précieuse – le Kaustubha, un diamant dans lequel on peut voir la destinée de toutes les âmes. Les yeux levés vers le ciel, il attend que je prenne la parole, mais impossible de me souvenir de quoi nous étions en train de parler…

— Mon Dieu, dis-je dans un murmure, je me sens perdue.

Son regard reste fixé sur les étoiles.

— Tu sens que tu es séparée de moi.

— Exactement. Je ne veux pas vous quitter, je refuse d’aller sur la Terre.

— Non, tu n’as pas compris. Tu n’es pas perdue, puisque la création tout entière m’appartient – c’est une partie intégrante de moi-même. Alors, comment pourrais-tu te sentir perdue ? Cette sensation de séparation provoque en toi beaucoup de confusion.

Ses longs cheveux noirs flottant au gré de la brise, il regarde enfin dans ma direction. Le reflet des étoiles étincelle au fond de ses yeux noirs, qui contiennent toute la création. L’univers est là, dans les yeux noirs de Krishna. Son sourire exprime une gentillesse infinie, et l’amour qui émane de lui est si puissant qu’il me submerge.

— Tu es déjà allée sur la Terre. A présent, tu es chez toi.

— Est-ce possible ?

M’efforçant de rassembler mes souvenirs, je me rappelle vaguement divers épisodes de mon passage sur la Terre. Je me souviens d’un mari, d’une fille – je vois encore son sourire. Mais tout est recouvert d’un voile noir. Ce que je vois, c’est d’un point de vue tout à fait singulier, celui d’un esprit dont j’ai du mal à croire qu’il soit connecté à ma personne. Brouillant mes souvenirs, les innombrables siècles qui s’étirent devant moi résonnent du vacarme des jours et des nuits sans fins, et de la souffrance des gens, de ces gens ruisselant de sang. Du sang que j’ai moi-même versé. Me forçant à prononcer les mots que ma bouche retient à tout prix, je demande à Krishna :

— Krishna, ô mon Dieu, qu’ai-je donc fait, sur la Terre ?

— Tu voulais être différente – tu l’as été. Ça n’a aucune importance : cette création n’est qu’une étape, et nous jouons indifféremment le rôle du héros ou celui du VILLAIN. Maya, maya, tout est maya – l’illusion.

— Mais est-ce que j’ai… J’ai péché ?

Ma question l’amuse.

— Ce n’est pas possible.

Je jette un coup d’œil vers le vaisseau spatial. Très bientôt, il sera plein.

— Je ne suis donc pas obligée de vous quitter ?

Krishna rit de bon cœur.

— Sita… Tu n’as pas écouté ce que je viens de te dire. Tu ne peux pas me quitter, puisque je suis toujours avec toi, même quand tu crois que tu es sur la Terre.

Puis le ton de sa voix change – il me parle comme un ami, plus que comme un maître.

— Tu aimerais que je te raconte une histoire ?

Bien que mon esprit soit plus confus que jamais, je suis bien obligée de sourire.

— Oui, mon Dieu.

Il réfléchit un court instant.

— Il était une fois un pêcheur et sa femme, qui vivaient dans un petit village, au bord de l’océan. Tous les jours, le pêcheur partait pêcher en mer, et sa femme restait à la maison, s’occupant du ménage et des repas. Leur existence était simple, mais heureuse, et le pêcheur et sa femme s’aimaient d’un profond amour.

La femme n’avait qu’un seul reproche à faire à son mari : il ne mangeait que du poisson. Le matin, à midi, le soir, il mangeait ce qu’il avait péché, rien d’autre.

Peu lui importait ce que sa femme avait soigneusement préparé, que ce fut du pain ou des gâteaux, du riz ou des pommes de terre – il n’y touchait pas, et refusait d’en manger. Le poisson, voilà quelle était sa nourriture, disait-il, et c’était bien ainsi qu’il entendait mener sa vie. Depuis qu’il était enfant, il s’était toujours nourri de poissons, ayant fait un vœu que sa femme ne pouvait pas comprendre.

Un jour, il arriva que sa femme finisse par ne plus supporter de le voir se contenter d’un régime aussi limité. Elle décida de lui jouer un tour, et mélangea au poisson un morceau de mouton qu’elle avait cuisiné dans ce but. La femme se débrouilla si bien que le prétendu poisson ressemblait à s’y méprendre à un vrai. Mais sous les écailles du poisson, la viande rouge se cachait. Lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là et se mit à table pour dîner, le poisson l’attendait.

D’abord, il mangea de bon appétit, sans rien remarquer d’anormal. Assise à côté de lui, sa femme mangeait la même chose que lui. Mais il n’avait pas terminé son assiette qu’il se mit à tousser, et à s’étouffer. Impossible pour le pêcheur de reprendre son souffle. A ce moment-là, il sentit qu’il y avait quelque chose de bizarre dans son assiette. La foudroyant du regard, fou de colère, il se tourna vers sa femme.

— Qu’as-tu fait, femme ? lui demanda-t-il. Qu’y a-t-il dans ce poisson ?

Apeurée, la femme resta assise.

— Un petit morceau de mouton, c’est tout. J’ai pensé que ça te ferait plaisir.

En entendant ces mots, le pêcheur jeta son assiette par terre. La colère qui l’avait saisi ne semblait pas devoir se calmer, mais il continuait à s’étouffer, comme si le morceau de mouton, coincé dans sa gorge, refusait obstinément de passer.

— Tu m’as empoisonné ! cria-t-il. Ma propre femme ! Elle m’a empoisonné !

— Non ! Je voulais seulement te donner quelque chose de différent à manger.

Elle se leva et lui donna de grandes tapes dans le dos, sans succès.

— Pourquoi t’étouffes-tu ainsi ?

Au bord de l’asphyxie, le visage cyanosé, le pêcheur s’écroula sur le sol.

— Tu ne le sais donc pas ? s’écria-t-il dans un ultime effort. Tu ne sais pas qui je suis ?

— Tu es mon mari, sanglota la femme, agenouillée auprès de lui.

— Je suis… murmura le pêcheur. Je suis ce que je suis.

Ce furent ses derniers mots. Le pêcheur mourut, et tandis que la vie s’échappait de lui, son corps se transforma. Ses jambes prirent la forme d’une large queue, sa peau se couvrit d’écailles argentées, son visage se déforma et son regard devint vide de toute expression, et froid. C’est qu’il n’était pas humain, tu comprends. Le pêcheur était un poisson, et toute sa vie durant, poisson il avait été. Comme c’était un gros poisson, il ne pouvait se nourrir que de petits poissons, tout le reste étant, pour lui, poison mortel.

Krishna avait terminé l’histoire.

— Tu as compris, Sita ?

— Non, ô mon Dieu.

— Ça ne fait rien. Tu es ce que tu es, je suis ce que je suis, et nous sommes identiques – à condition que tu prennes le temps de te souvenir de moi.

Krishna porte la flûte à ses lèvres.

— Tu veux écouter un air de musique ?

— Oui, mon Dieu bien-aimé.

— Ferme les yeux, et écoute très attentivement. L’air est toujours le même, Sita, mais il change aussi constamment. Voilà le mystère, et tel est le paradoxe. La vérité est toujours plus simple qu’on ne l’imagine.

Je ferme les yeux et Krishna commence à jouer de sa flûte magique. L’espace d’un moment, hors du temps, plus rien ne compte que la musique. Les notes enchanteresses de Krishna flottent sur une brise qui souffle du cœur de la galaxie. Là-haut, les étoiles brillent, répandant sur nous la lumière céleste, et l’univers accomplit lentement sa révolution, tandis que le temps passe, et les époques avec lui. Je n’ai pas besoin de voir mon bien-aimé Krishna pour savoir qu’il est présent partout. Je n’ai pas besoin de le toucher pour sentir sa main sur mon cœur. Je n’ai besoin de rien, excepté son amour. Au bout d’un long moment, c’est tout ce qui reste – son amour divin emplit le centre de mon être divin. En vérité, je vous le dis, nous ne formons qu’un.

 

Tapis rouge
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